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CHRONIQUES

Dominique LEGRAND:

"Petites merveilles de la Guerre" resurgit chez Christie's

Lot surprenant de la collection Alfred Cortot majoritairement dédiée à la musique, Petites merveilles de la Guerre constitue une chronique du front regorgeant de textes et de fragments qui, s’ils ne feront jamais l’objet d’une publication propre, se retrouvent dans différents textes du poète.

Mémoires de guerre en Champagne (1915), ce sont 67 feuillets dont une dizaine entièrement ou partiellement autographes, -le reste tapuscrit avec d'abondantes corrections autographes, feuillets brunis ou salis, marges effrangées, marques de papier collant ancien, petites déchirures marginales-, qui réapparaissent à l’encan le 7 octobre à Paris chez Christie’s, sous le marteau des commissaires-priseurs Camille de Foresta et Victoire Gineste.

Petites merveilles de la Guerre (lot 1, format 285 x 210 mm, estimation 4.000-5.000 euros) regorge de textes et de fragments qui, s’ils ne feront jamais l’objet d’une publication propre, se retrouvent dans différents textes du poète ainsi que partiellement publiée à titre posthume en 1926 dans le recueil Anecdotiques, chez Stock.

L’opus est divisé en chapitres comme "Contribution à l'étude du Folklore et des superstitions du front"; "Voyage du permissionnaire avec une contribution à l'étude du folklore de guerre de l'arrière et quelques prophéties touchant la fin de la guerre"; "Les agréments de la guerre au printemps de 1915"; "Le sang noir des pavots". Apollinaire y aborde la mobilisation, la superstition des combattants, la misère sexuelle sur le front, l'importance du vin et du tabac et, lorsqu'il est en permission, les planqués, les enrichis de la guerre, l'obsession des espions allemands ou les fantasmes germanophobes, et même la révolution sociale provoquée par la guerre comme les revendications féministes et le rôle primordial pris par les femmes dans l'effort. Le texte sera repris dans plusieurs textes du poète comme La Dame (Femme) blanche des Hohenzollern (roman); La Femme assise (roman); Trains de guerre (conte); Traitement tyrhoïdien (conte).

Ce manuscrit et tapuscrit autographe signé ouvre la vente de la Collection Alfred Cortot (pianiste né le 26 septembre 1877 à Nyon, Suisse, et mort le 15 juin 1962, Lausanne). Cet ensemble demeuré confidentiel était jusqu'ici conservé dans l’appartement parisien du peintre Jean Cortot. Décédé le 28 décembre 2018, ce dernier avait signé la volonté testamentaire de rendre hommage à son père par une vente aux enchères. La voici et on y découvre des tableaux, des lettres, des manuscrits, des autographes reflétant l’univers du compositeur et rêveur solitaire, dandy au profil de Chopin, romantique égaré au vingtième siècle, fou de littérature, amoureux de la musique des mots et des mots des musiciens pour lequel Stefan Zweig écrivit : "Quand les mains de Cortot n'existeront plus, Chopin mourra une seconde fois. C'est le seul qui arrive à exprimer la tendresse dans la grandeur".

Pourquoi les feuillets des Petites merveilles de la Guerre figurent-ils parmi ces autres merveilles, portraits de musiciens dont celui de Mozart universellement célèbre, incunables, manuscrits de Proust, mais aussi des dessins de Victor Hugo (la cathédrale de Reims) ou un petit carnet de jeunesse d’Eugène Delacroix, sans oublier une vingtaine de lettres, manuscrits, éditions originales et portraits de Baudelaire dont deux gravés par Manet ?

"Autographe est un terme toujours ambigu : pour certains collectionneurs c’est la relique qui compte, la rareté, pour d’autres la valeur historique du document, parfois inédit, commente l’historien de l’art et écrivain français Adrien Goetz qui préface le catalogue de la vente. Dans la collection d’Alfred Cortot figure ainsi à côté d’un manuscrit d’Emmanuel Kant qui semble être un talisman, ce long tapuscrit corrigé, annoté et transformé où Apollinaire raconte sa guerre. Ces deux documents si divers, dans leur aspect et dans leur sens, suffisent à prouver que le mot autographe prend des formes très variées."

La vente Alfred Cortot comprend également des lettres autographes de Francis Poulenc (1899-1963). Le 30 avril 1919, Poulenc cherche appui auprès de Cortot et aborde la représentation de ses Mouvements Perpétuels par Ricardo Vines ainsi que Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée de Guillaume Apollinaire.

Si le nom du pianiste français Alfred Cortot est indissociable de celui de Chopin, on lui a beaucoup reproché son attitude pendant l'Occupation. Bien que peu intéressé aux questions politiques et tout entier focalisé sur son art et sur le rayonnement de la musique française, il accepta de travailler pour le gouvernement de Vichy à un projet d’organisation de la vie musicale, et répondit à l’invitation de Fürtwangler d’aller jouer en Allemagne en 1942. Interdit de jouer après la Libération, il est réhabilité en 1949, l'année du centenaire de la mort de son cher Chopin.

Collection Alfred Cortot, vente 18565 le 7 octobre 2019, Christie's 9 avenue de Matignon, 75008 Paris. www.christies.com

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Dominique LEGRAND :

                                     Franck Balandier traque le poète de l'errance

Guillaume Apollinaire vit, travaille, aime et meurt à Paris. Il y fut aussi incarcéré lors de l’affaire du vol de La Joconde. Frank Balandier consacre deux ouvrages au maraudeur étranger : exofiction, Apo brouille savamment les pistes narratives alors que Le Paris d'Apollinaire file le poète à la trace sans dévier.

     

 

 

 

 

 

 

 

 

Apo, l’homme nu

Vécu jusqu’au désespoir par le poète fragilisé, cet enfermement est la pierre d’achoppement d’Apo, un roman déjanté, une exofiction habilement construite sous une première de couverture en œilleton de cachot révélant l’œil puis le visage du poète.

Né à Suresnes en 1952, l’auteur et poète Frank Balandier a travaillé de nombreuses années comme éducateur puis spécialiste de la communication dans l’administration pénitentiaire aussi les mots qu’il applique aux cinq jours passés dans l’univers carcéral sont imprégnés des délires qui accompagnent l’enfermement. Tout y transpire la peur, la mort, le souvenir de Marie Laurencin, l’urgence d’écrire notamment Le ciel est bleu comme une chaîne (A la Santé, composé pendant la détention).

Dans un récit écrit la troisième personne du singulier en une avalanche de phrases syncopées proche d’un solo de Miles Davis, Apo se focalise sur la solitude de l’homme (Je suis le quinze de la Onzième,ibid). Un fumet de nouilles au beurre, l’âcre sodomisation d’une fouille corporelle (Avant d’entrer dans ma cellule Il a fallu me mettre nu, ibid) l’odeur chelou du bromure, celle du salpêtre et des fumigations dans une guerre pour la vie et la reconnaissance qui n’en finit plus de finir hantent ce récit inclassable, ni biographie ni fiction, instant démultiplié entre deux rives.

 Scindé en « Zone », -référence au poème-fleuve de la moderne solitude-, le diminutif qui fait office de titre peut aussi évoquer la particule άπό en grec ancien, -loin de, écarté de, séparé de-, dans un jeu polysémique qui correspond justement à ce moment sous les écrous (Dans une fosse comme un ours Chaque matin je me promène Tournons tournons tournons toujours… ibid). L’auteur à qui l’on doit déjà Les Prisons d’Apollinaire (L’Harmattan, 2003) introduit deux figures féminines fictives dans son récit. Alors que la Camarde rôde, Mona surgit en novembre 1918 comme un clin d’œil au passé. L’été 2015, Elise, jeune universitaire obtient l’autorisation exceptionnelle de visiter la cellule où le prisonnier sans horizon fut incarcéré. Elle y fait une étrange découverte.

Où se situe le vrai ? Le faux ? A chacun sa lecture...

 

Le Paris d’Apollinaire

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Frank Balandier, Apo, Le Castor Astral, 184p., 17 euros.

Frank Balandier, Le Paris d’Apollinaire, Ed. Alexandrines, coll. Le Paris des Ecrivains, 124p., 12 euros.

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Il ne reste à Paris où Apollinaire vécut les vingt dernières années de sa vie que trois lieux majeurs pour évoquer la mémoire du poète, dramaturge, romancier, pornographe, journaliste, mystificateur, parfois même un peu voyou: au pied de l’église Saint-Germain-des-Prés, une statue de Dora Maar sculptée par Picasso en hommage à son ami Apollinaire; une plaque commémorative au 202 boulevard Saint-Germain; la sépulture au Père Lachaise. Aussi, Le Paris d’Apollinaire vient-il à point nommé pour une balade imaginaire ou bien réelle sur les pas de l'écrivain. Ce petit format se glisse dans la poche du lecteur prêt à sillonner la ville ouverte, de l’avenue Mac-Mahon, première escale de la famille Kostrowitzky quand elle débarque à Paris printemps 1899, au cimetière du Père Lachaise, automne 1918, « dernière flânerie involontaire » dans le XXe arrondissement

De manière synthétique, Frank Balandier dresse une géographie du souvenir foisonnante de détails, de déménagements, rencontres, amours et désillusions, passant inévitablement par la case prison, chapitre extrêmement sensible de cette errance souvent désabusée sinon bambocharde, le masque de la création.

Vie et œuvre confondues, la promenade biographique offre une synthèse des lieux apollinariens parisiens mais surtout des rencontres qui s’y sont tissées : la marginalité des cafés de la gare Saint-Lazare; Picasso au Bateau-Lavoir; Salmon, Jarry, Gide, Eluard et autres trublions à la Closerie des Lilas; Marie Laurencin rue Léonie ; la vie, la nuit de Montmartre; Auteuil quand le Zouave du Pont de l’Alma mesure la montée de la Seine; le Café de Flore et Les Soirées de Paris; le Montmartre des Mamelles de Tirésias; sous les toits du 202 boulevard Saint-Germain, Lou, Giorgio de Chirico, Blaise Cendrars, Jacqueline Kolb l’adorable rousse.

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Dans la nuit du 21 août 1911, l’inimaginable se produit au Louvre: on a volé La Joconde, tableau iconique de Léonard de Vinci. En lieu et place du sourire énigmatique, une surface jaunie va dresser toutes les forces de police sur la piste du ou des malfrats. L’affaire remonte à la Sûreté parisienne, actuel Quai des Orfèvres. La Joconde s’est fait la belle et les enquêtes les plus folles font tomber les têtes incompétentes en haut lieu jusqu’au moment où les soupçons pèsent de manière expéditive sur un étrange trio : le peintre catalan Pablo Picasso, l’escroc belge Géry Pieret ainsi que Guillaume Apollinaire d’origine polonaise, qui lui se retrouve incarcéré pour "complicité de vol" à la maison d’arrêt la Santé, du 7 au 12 septembre 1911. Faute de preuves, Apollinaire sera remis en liberté et Mona Lisa, retrouvée deux ans plus tard, reprendra sa place dans la salle Renaissance le 4 août 1914.

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Dominique LEGRAND :

 

                   Rebecca Marder lit « Lettres à Guillaume Apollinaire » 

 

Jeune étoile de la Comédie-Française, Rebecca Marder prête sa voix aux Lettres à Guillaume Apollinaire de Louise de Coligny-Châtillon dans un CD audio édité chez Gallimard.

 

   Coups de langue acérée sur la plaie à vif, infinies douceurs d’un miel délétère, ainsi sont les mots de Lou : « mon Gui à moi », « mon petit amour chéri », « chou-chou », « rejoins-moi », « rapplique vite », « faut pas être méchant », « ton petit sifflet à deux trous », « embrasse-moi fort, bien fort », « tu es très vicieux »…

   D’une voix nerveuse, avec cette autorité du libertinage, Rebecca Marder enflamme les Lettres à Guillaume Apollinaire dans un CD audio récemment édité chez Gallimard. Langoureuse ou faisant les cent pas comme lionne en cage, la jeune comédienne donne voix à une tornade aux yeux de biche de dix ans son aînée car Louise a 33 ans quand elle devint l’objet de l’amour fou de Guillaume de Kostrowitzky de fin septembre 1914 à mi-février 1915, -leur correspondance se poursuivant jusqu’en janvier 1916.

   Le ton feu-follet est-il proche de celui de l’inspiratrice des Poèmes à Lou ? Du moins, il prête vitesse, impudence et ce souci de cueillir tout ce qui passe dans le monde moderne avec pour toile de fond les tranchées de la Marne d’où correspond Apollinaire.

Entrée à la Comédie française en 2015 où elle interprète son premier rôle dans Les Rustres de Carlo Goldoni, à l’affiche d’Un homme pressé aux côtés de Fabrice Luchini, Rebecca Marder en impose quand il s’agit de jouer l’exaltation, riant de tout, se moquant de tout.   

Comme une chatte sur un toit brûlant, elle se glisse, en distillant toute la gamme d’une sensualité énervée et un peu éperdue, dans les imprécations, remords et excès jetés sur papier d’une écriture fantaisiste et pointue.

   « J’écris vite car je veux que tu aies de mes nouvelles », et pourtant Lou n’en donne pas tant que cela dans la cinquantaine de lettres, cartes postales et télégrammes retrouvés par Pierre Caizergues. Un jour, elle est enrhumée, l’autre elle se tortille pour avoir mangé trop de prunes, quand elle n’est pas en en manque d’argent pour payer le dentiste.

   Avec art, l’inspiratrice des Poèmes à Lou se prête aux jeux de l’amour, légère dans ses volte-face entre Nîmes, Neuilly, Nice, Marseille ou Lunéville, précise dans la liberté d’expression d’instants choisis au gré d’un érotisme où la douleur s’allie au plaisir. "Frivole et déchaînée" comme la décrit André Rouveyre, ami de Guillaume Apollinaire, Lou ne fait que raconter le début et la fin d’un amour car le 2 janvier 1915, dans le train qui le ramène en permission, Apollinaire rencontrera Madeleine Pagès.

   Aussi vite que Lou écrit, Rebecca Marder qui a débuté au cinéma à l’âge de cinq ans dans Ceci est mon corps aux côtés de Mélanie Laurent multiplie les rôles au cinéma, à la télévision et bien sûr au Français. Cette saison, elle joue dans Fanny et Alexandre de Ingmar Bergman par Julie Deliquet, Électre / Oreste d'Euripide par Ivo van Hove, Les Serge (Gainsbourg point barre) par Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux ainsi que dans la reprise de L'Hôtel du Libre-Échange.

 

Dominique Legrand

 

Louise de Coligny-Châtillon, Lettres à Guillaume Apollinaire. Edition de Pierre Caizergues. Collection Blanche, 128 p., Gallimard, 12 euros.

Louise de Coligny-Châtillon, Lettres à Guillaume Apollinaire. Lu par Rebecca Marder. CD audio, 1h15 min. Collection Ecouter-Lire, Gallimard, 12,90 euros.

 

 

 

 

 

 

            

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Dominique LEGRAND :

       Une enveloppe autographe de Guillaume Apollinaire vendue chez Ferraton

Adjugé… 1.100 euros ! Acquérir une édition originale du « Poète assassiné » composé avant la guerre mais publié le 26 octobre 1916, semble de prime abord un joli coup de filet en salle de ventes pour un passionné de Guillaume Apollinaire. L’ouvrage recelait aussi une enveloppe…

   Lors de la mise aux enchères du lot 0708 ce 22 février 2019 chez Ferraton (Bruxelles), ce très bel exemplaire du Poète assassiné relié en demi-maroquin rouge sang à coins dont il n’a pas été tiré grand papier, avec portrait-frontispice signé André Rouveyre, présentait un attrait supplémentaire : « Une enveloppe autographe (recto avec 2 timbres de 5 centimes) avait été montée en tête de l’ouvrage présenté sous étui illustré par l’affichiste en vogue Leonetto Cappiello, précise un bibliophile chagrin de n’avoir acquis cette pièce unique. La lettre est adressée à Madame la Comtesse de Coligny-Châtillon, Villa Baratier, Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le cachet de la poste indique : Nice 29-11-1914.  »

   C’est néanmoins un prix assez bas pour tel ex-libris in-12 estimé 1.100-1.200 euros, ainsi parti à sa valeur de base. Car l’enveloppe était vide… Il était donc illusoire d’espérer atteindre les 4.000 euros d’une lettre autographe signée « G. de Kostrow. » (Kostrowitzky) adressée à la poétesse Mireille Havet, datée du 20 juin 1915.

L’engagement au front

   Que se passe-t-il le 29 novembre 1914 pour qu’Apollinaire envoie une missive à la comtesse Louise de Coligny rencontrée un mois plus tôt à Nice ? « C’est par cette lettre qu’Apollinaire annonce son engagement au front », précise le collectionneur apollinarien. En effet, depuis cette rencontre fortuite dans un restaurant niçois, -chez Bouttau-, Guillaume fait une cour assidue à la jeune femme qui lui marque une indifférence crasse, sinon allongée sur la natte pour fumer de l’opium à ses côtés.

   Corps libéré, cheveux « comme une mare de sang », la piquante parisienne Louise de Coligny-Châtillon séjourne chez sa cousine par alliance Edmée Dedons de Pierrefeu, Villa Baratier, à Saint-Jean-Cap Ferrat. Toutes deux sont infirmières bénévoles à l’hôtel Ruhl, à Nice.

   Quant à Apollinaire, s’il écrit sans relâche à cette jeune comtesse frivole éprise de modernité, la guerre qui vient de commencer le taraude. Elle n’a rien d’un paradis artificiel. En un éclair, des milliers de soldats sont tombés sur les fronts de l’Yser et de la Marne. Guillaume Apollinaire souhaite s’engager dans les forces françaises. Seulement, il ne possède pas la nationalité française : il doit être naturalisé.

   Le 29 novembre, il entreprend de nouvelles démarches pour s’engager au bureau de recrutement de Nice. Et ce même jour, il écrit à Louise, ne voulant continuer à la servir sans l’espoir du « bonheur fou ». Il lui annonce son enrôlement. Le 5 décembre, il sera affecté au 38ème Régiment d’Artillerie de Nîmes. La fameuse lettre va ébranler Louise de Coligny. Deux jours plus tard, Lou rejoint Kostrowitzky à Nîmes. Jusque mi-février 2015, la « tubéreuse de Nice » sera l’objet de l’amour fou de Guillaume Apollinaire et l’inspiratrice des Poèmes à Lou.

Dominique Legrand

Site : www.ferraton.be

       

 

 

 

        

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Dominique LEGRAND :

 

                                                     Apollinaire sur le divan d'Elena 

             

Imaginez des milliers de pages, lettres et récits allongés comme un immense corps sur un divan en velours rouge… Avec tact et passion, Elena Fernández-Miranda trahit un secret incommensurable dans un livre bouleversant où les peurs de la femme multiple ensemencent une œuvre-vie qui ouvrira des voies nouvelles à la poésie de son époque. Le monde d’Apollinaire.

   Dans son nouvel essai Les Fantasmes d’Apollinaire, Elena Fernández-Miranda lève toute censure sur l’œuvre de Guillaume Apollinaire, poursuivant sa quête de vérité en perçant les zones d’ombre qui entourent encore la complexité apollinarienne.

Sadisme, masochisme, provocations et fétichismes sont démasqués au fil d’une relecture des textes sous l’angle de la psychanalyse freudienne. Les femmes, les errances de l’esprit, du cœur et du sexe irriguent cette étude érudite aussi intime que troublante.

3 Questions à… Elena Fernández-Miranda

docteur en littérature française, juriste-linguiste à la Cour de Justice européenne, directrice à la direction générale de traduction de la Commission européenne, auteure de Les Secrets d’Apollinaire, Les Fantasmes d’Apollinaire et de nombreuses communications dédiées au poète mal aimé et mal aimant.

  •  Après Les Secrets d’Apollinaire, vous publiez trois ans plus tard un nouvel ouvrage placé aujourd’hui sous le signe des fantasmes de l’écrivain. Quelles sont vos nouvelles pistes de recherches ?

Principalement, la version complète des Lettres à Madeleine que je ne connaissais pas quand j’ai écrit Les Secrets de Guillaume Apollinaire. En effet, Madeleine, la fiancée d’Apollinaire pendant la guerre, a censuré énormément de lettres lors de leur publication en 1952. Vis-à-vis de Madeleine, Apollinaire reproduit le schéma comportemental de sa mère qui s’intéressait tant à ses études, se préoccupait de sa santé, lui recommandait de prier Dieu et la Vierge, tout en lui infligeant des coups de fouet et de cruelles humiliations. D’un côté, il exprime dans ses lettres à sa fiancée son désir de la fouetter et de la faire souffrir ; de l’autre, il lui adresse des mots d’amour et de tendresse. Madeleine a consciencieusement éliminé les passages les plus sadiques, donnant à son livre le titre Tendre comme le souvenir !

Parmi d’autres pistes particulièrement éclairantes, je retiens aussi le récit d’Apollinaire, Raspoutine, ainsi qu’un article du psychologue français Michel Demangeat « L’Enchanteur Pourrissant : lecture naïve d’un psychanalyste » (Apollinaire. Revue d’études apollinariennes, n°9) mais aussi les essais de la psychologue allemande Alice Miller, L’Enfant sous terreur, Le Drame de l’enfant doué.

  •  Votre matière première demeure le texte apollinarien en tant qu’objectivation du fantasme. En quoi offre-t-il un terreau particulièrement riche à cette lecture psychanalytique ?

Lors de son enfance, Apollinaire n’a raconté à personne ce qu’il ressentait, ni ses expériences douloureuses ni les mauvais traitements de sa mère. Car il n’avait qu’elle et son plus jeune frère pour toute famille. Alors, il nous les raconte, nous ses lecteurs lointains dans le temps et l’espace. Il les exprime de mille manières, quelques fois très ouvertement, d’autres fois déguisées, mais ses expériences sont toujours là. A nous de l’écouter, le laisser même pleurer sur notre épaule. Voire assister avec horreur ou pitié à ses crises de révolte et de rage.

Apollinaire éprouvait le besoin pulsionnel de raconter les souffrances endurées, de s’exprimer. Ce qu’il a fait dans des mises en scène inconscientes. Dans L’Enchanteur pourrissant, il exprime sa peur des femmes et surtout la peur de la mère. Dans Le Poète assassiné, un trio imaginaire reproduit les expériences de son enfance avec sa mère et son frère.

Les coups de fouet de sa mère ont dû être particulièrement durs mais aussi terriblement excitants, à juger comment il les évoque. Nous les trouvons dans Les Onze mille Verges bien sûr, dans les Lettres à Lou où les allusions au fouet ont particulièrement impressionné le préfacier de mon livre, l’écrivain Raymond Jean. Dans la version intégrale des Lettres à Madeleine, il exprime son obéissance totale à sa mère, tout en écrivant à sa fiancée : « Il me tarde que comme dompteur je te maîtrise à coups de fouet… », « Je peux te déchirer la peau si je le veux, zébrer de coups tes jambes et ta croupe… ». Ecrit peu avant sa mort , Raspoutine ravive encore le fantasme de la flagellation comme une obsession absolument nécessaire pour atteindre l’excitation sexuelle.

  • En révélant les fantasmes d’un homme-siècle tel Apollinaire, quelles sont vos motivations profondes? Juste briser un tabou?

Je crois que le moment était arrivé pour que quelqu’un l’écoute enfin. Qu’on écoute, tels qu’il nous les raconte, même de manière inconsciente, les fantasmes obsédants et violents qui découlent des blessures de l’enfance. Il faut aussi admirer comment Apollinaire a trouvé un génial exutoire dans la littérature, une excellente thérapie pour notre poète.

Propos recueillis par

Dominique Legrand

Conférence et signature. Vendredi 3 mai 2019, à 17h30. Présentation par l’auteure. Adresse : Société des Poètes Français (Espace culturel Mompezat) 16, rue Monsieur Le Prince 75006 Paris (métro Odéon ou Luxembourg) Tel : 0033 (0)1 40 46 99 82.

Le livre.

L’Harmattan, collection Espaces littéraires, 368 p. 37,50 euros.

Crédits. Apollinaire en 1909, archives Charmet / Brideman Images; D.R.

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Dominique LEGRAND:

Paris:

vente de lettres d'Apollinaire à Lou

Sept lettres autographes envoyés du front par Guillaume Apollinaire à Louise de Coligny-Châtillon, une lettre rare à Max Jacob, un portrait de Lou coiffé d’une capeline ainsi qu’un menu du Déjeuner Guillaume Apollinaire du 31 décembre 1916 ouvrent la prestigieuse vente Sotheby’s et Etude parisienne Binoche & Giquello, mercredi 22 mai 2019 à Paris.

     Cette vente achève la dispersion de l’importante bibliothèque R. et B.L. commencée en 2011 par un volet consacré aux livres anciens. Derrière ces initiales, on retrouve Bernard Loliée et son épouse, Régine. Bernard Loliée a ouvert en 1955 sa librairie au 72 rue de Seine à Paris et il a exercé jusqu’en avril 2004, révélant un amateur éclairé et un pourvoyeur de livres rares apprécié par François Mitterrand.
    Sous l’intitulé Bibliothèque R. et B.L., ce trésor bibliophilique a été dispersé en plusieurs ventes publiques à Paris. Bernard Loliée, grand libraire mais également collectionneur avisé, a constitué une immense collection littéraire selon le principe entremêlé de livres et d’autographes de la littérature française, de la musique et des arts du XVIè siècle à nos jours. Le huitième et dernier volet de cette collection est consacré aux autographes et aux manuscrits des XIXè et XXè siècles, mettant en lumière les écrivains, les musiciens et les peintres de cette époque foisonnante. Correspondances, textes littéraires ou manuscrits musicaux, Guillaume Apollinaire y côtoie Berlioz, Bousquet, Cendrars, Cézanne, Chopin, Cocteau, Debor, Ensor, Gauguin, Liszt, Péguy, Pissaro, Reverdy, Pissaro, Reverdy, Rops, Wagner...

L’as-tu vu Gui au galop du temps

    Un tirage argentique original, portrait probablement inédit de Louise de Coligny-Châtillon dite Lou coiffée d’une capeline, ouvre les enchères dirigées par Cyrille Cohen et Alexandre Giquello. Suivent sept lettres d’Apollinaire à Louise de Coligny-Châtillon, missives à l’encre noire ou brune, rafales de plus en plus enflammées et érotiques où apparaît notamment le poème Jolie bizarre enfant chérie. Parmi celles-ci, trois lettres sont appelées à titiller les enchères.
    Vulve qui serre comme un casse-noisette je te aime (…) La lettre du 8 avril 1915 signée Gui incluant un poème érotique, est certainement une pièce importante de la dispersion (lot 6). Estimée 25.000 euros, en quatre feuillets, écrite à la lumière d’une bougie, elle livre l’imminence d’un combat sous les lueurs de l’obus qui miaulent et éclatent comme si c’était grand roi qui se produisait à la lumière en l’honneur de ta beauté. Mitrailleuses et fusils crépitent. Toison claire comme une forêt en hiver je vous aime. (…) jusqu’à nouvelle décision de ta part, t’enverrai chaque jour quelque chose. C’est ce qu’il a fait presque tous les jours, et même deux fois par jour, jusqu’au 11 juin 1915. Les lettres s’espaceront de plus en plus jusqu’à la dernière du 18 janvier 1916.
    Daté du 28 avril 1915, un superbe poème d’amour est encore adressé à Lou. Apollinaire n’évoque pas la guerre mais célèbre successivement chacun des cinq sens. Ecrit trois semaines après son arrivée dans les tranchées, alors qu’il s’était résigné à une relation différente avec Lou, d’un seul jet le poème est présenté en six parties commençant par Jolie bizarre enfant chérie. Il sera repris dans Ombre de mon amour en 1947, puis dans Poèmes à Lou en 1955. (lot7; 20.000-25.000 euros)
    Le célèbre L’as-tu vu Gui au galop du temps (…) s’insère dans un poème d’amour et de guerre figurant également dans une lettre sur papier d’écolier datée 11 mai 1915. Associant une fois de plus l’amour et la guerre, Apollinaire utilise l’octosyllabe et l’alexandrin, souvent groupés en quatrains. Le poète remercie Lou pour sa lettre et les vers qu’elle lui a envoyés. On ne découvrira qu’en 1966 que Lou avait recopié textuellement deux strophes d’Ici-bas de Sully-Prudhomme ! Dans Rêverie, Apollinaire poursuit l’inspiration du poème de Lou : C’est le galop des souvenances Parmi les lilas des beaux yeux Et les canons des indolences Tirent mes songes vers les cieux. Suit le célèbre et touchant refrain, par lequel Apollinaire s’est familièrement silhouetté lui-même en soldat -vers repris sur la stèle commémorative érigée en 1990 au lieu-dit Le Bois aux buttes où fut blessé Guillaume Apollinaire le 17 mars 1916.

Tu es pour moi le résumé du monde

    Parmi les autres lots autographes, sur papier à en-tête du café Tortoni, à Nîmes, datée du 1 février 1915, une lettre mesure déjà l’absence. Apollinaire écrit après avoir retrouvé Lou lors d’une permission à Nice du 23 au 25 janvier 1915. Longue déclaration d’amour, cette lettre fut écrite quelques jours plus tard: (…) O Lou, Lou câline et tendre, je t’adore car tu es ce que l’univers a de plus parfait, tu es ce que j’aime le mieux, tu es la poésie, chacun de tes gestes est pour moi toute la plastique, les couleurs de ta carnation sont toute la peinture, ta voix est toute la musique, ton esprit, ton amour toute la poésie, tes formes, ta force gracieuse sont toute l’architecture. Tu es pour moi le résumé du monde…. (12.000-15.000 euros)
    Entre les quatre pages contenant un poème érotique du lot 3 –Ombre de mon amour/2ème lettre datée du 1 avril 1915 à Nîmes-, et la lettre précédente, eut lieu la triste rencontre de Marseille, le 28 mars, ultime tête-à-tête entre Apollinaire et Lou « où les amants face à face ne s’étaient retrouvés que pour mieux se perdre » (André Rouveyre). A partir de ce jour-là, Apollinaire va tenter, « par la littérature, une étonnante récupération de l’amour perdu, avec les lettres qu’il intitule Ombre de mon amour, sorte de monologue épistolaire destiné à la publication: entreprise vite abandonnée, à la seconde de ces lettres. » (Michel Décaudin). Bouleversé par l’entrevue de Marseille, Apollinaire renonce à poursuivre l’Ecole d’officiers de Nîmes et se porte volontaire pour le front. (15.000-20.000 euros)
   Le lot suivant apporte des nouvelles des tranchées. Il s’agit d’une des toutes premières lettres du front, (la 4ème). Arrivé le 6 avril, Apollinaire écrit le 8 cette lettre alternant images du front, certaines très poétiques, et souvenirs souvent libres et sadiques de leur amour passé. Toutou, son rival et amant régulier de Lou, y est souvent évoqué. Adressée au PtitLou, elle porte une annotation au crayon à papier censurant un passage érotique. (15.000-20.000 euros)
    Signée deux fois Gui, à Mon petit amour, datée 9 avril 1915, la missive du lot 6 est une description des tranchées et le testament d’Apollinaire en faveur de Lou. Il y évoque ses droits sur Alcools, Le Poète assassiné, L’Hérésiarque, Les Diables amoureux et Les trois Don Juan. ( 10.000-12.000 euros) Détail piquant, un an plus tard, le 14 mars 1916, Apollinaire adressera une lettre testamentaire analogue à Madeleine Pagès, son nouvel amour…
    Dans une lettre rare à Max Jacob (lot 9), Apollinaire s’adresse à un vieil ami. Cette lettre a été écrite le jour où Apollinaire qui revenait de permission à Oran chez Madeleine Pagès, s’apprête à monter en ligne avec son unité à quelques kilomètres de Berry-au-Bac. C’est également le jour où il apprend sa naturalisation datée du 9 mars. (6.000-8.000 euros)
   Hors d’œuvre cubistes, orphistes, futuristes (…), ce n’est qu’un exemple de la litanie apollinarienne de mets proposés au gratin des artistes d’avant-garde lors du déjanté mais fastueux Déjeuner Guillaume Apollinaire, le 31 décembre 1916 (lot 10). Ce document précieux est dédicacé à Madame Gris, Josette, l’épouse du peintre Juan Gris appelé à fêter la publication du Poète assassiné à paraître à la Bibliothèque des Curieux. (1.200-1.500 euros)

 

Dominique Legrand


Vente Bibliothèque R. et BL, mercredi 22 mai 2019, 14 h 30.

76, rue du Faubourg Saint-Honoré – 75008 Paris.

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